Achille et la tortue se promènent dans les allées de Central Park à New York par un bel après midi d’automne.
Achille : Je trouve cet endroit particulièrement paisible, pourtant il n’a rien de si particulier.
La tortue : C’est vous qui êtes paisible, pas l’endroit, souvenez-vous de la métaphore des casseurs de cailloux.
Achille : En effet, je me surprends à imaginer que nous sommes peut-être en train de fouler la terre qui a vu naître l’EMDR.
La tortue : Vous voulez dire que Francine Shapiro se promenait dans ce parc quand elle ressentit pour la première fois un soulagement grâce à des mouvements oculaires ?
Achille : Ce n’est probablement pas exact, mais ça me fait du bien de l’imaginer ainsi.
La tortue : Ma foi, pourquoi pas. Libre d’esprit à l’imagination débordante, il en faut pour l’art.
Achille : Justement, après certaines séances d’EMDR. je ressens la même émotion que quand je reste subjugué par une toile extraordinaire que je viens juste de remarquer dans le coin d’un musée.
La tortue : Je dois vous avouer, cher Achille, que je ne vous suis pas bien, pourriez-vous m’éclairer ?
Achille : Je vais essayer. Vous souvenez-vous d’un de nos collègues qui avait eu l’amabilité de partager avec nous l’histoire de Madame Exter.
La tortue : Très bien oui, c’était assez fantastique, un régal intellectuel si j’ose dire.
Achille : Pourtant au début l’histoire est banale : Madame Exter, jeune femme dans la trentaine, mène une petite vie tranquille avec un fils, jeune adolescent sans problème. Seulement plus le temps passe, plus elle a de difficultés à conduire sur les autoroutes. Une sorte de malaise la submerge au point de ne plus oser en emprunter une aujourd’hui.
La tortue : Elle n’arrive pas à comprendre pourquoi, ce qui aggrave son désarroi. En faisant un rapide survol de sa vie, nous apprenons qu’elle a une enfance plutôt simple et facile, grandit tranquillement dans le cocon familial, puis rencontre quelqu’un avec qui elle vit. Ils décident d’avoir un enfant qui vient à naître bientôt et tout ce petit monde fait son chemin tranquille. Quelques divergences d’intérêt amènent le couple à se séparer mais on ne note pas de troubles particuliers par rapport à cet épisode. En effet, tout se passe plutôt bien et les parents restent en bon terme avec un contact équilibré pour l’enfant. Jusque là elle n’a aucune difficulté à conduire sur autoroute.
Achille : Oui, ce n’est que plus tard qu’elle développe son problème. Questionnée plusieurs fois, elle n’arrive pas à se souvenir d’un quelconque traumatisme mais elle décrit parfaitement le déclencheur : la conduite sur autoroute. Quand on la questionne sur un éventuel accident, rien. A-t-elle été témoin d’un accident ? Non. Y a-t-il eu des proches victimes d’un accident ? Oui, son ex-conjoint.
La tortue : Voilà notre trauma tout trouvé si je puis dire.
Achille : En effet : alors qu’ils étaient séparés depuis plusieurs années, il part en voyage en Afrique avec un ami et se tue dans un accident d’autobus. L’annonce de sa mort la bouleverse mais elle va faire face. Le corps est rapatrié, l’enterrement planifié. Elle prend son fils, passe par l’aéroport chercher l’ami survivant et tous les trois se rendent à l’enterrement.
La tortue : Elle raconte tout ça avec beaucoup d’émotion, de tristesse mais sans être « inapproprié ». La cérémonie se déroule normalement et chacun reprend ses activités. Le processus de deuil semble se dérouler normalement pour elle comme pour son fils mais c’est pourtant bel et bien dans les quelques mois qui suivent que son trouble va se développer.
Achille : Nous serions tenté de lier l’accident mortel de son mari avec son trouble de conduite.
La tortue : Légitime mais ce serait une erreur de jeunesse de lèse EMDR. Laissons faire la nature et suivons attentivement son cheminement. Il y a un lien, mais pas forcement au niveau où nous l’imaginons. Si tant est que nous voulions faire une analyse, la question judicieuse pourrait être pourquoi seulement sur l’autoroute ?
Achille : En effet, elle se souvient qu’après l’aéroport, elle conduit la voiture, à l’arrière sont assis son fils et l’ami Eric, témoin de l’accident. Son fils demande à Eric de raconter, il veut savoir comment son papa est mort, ce qui c’est passé. Alors Eric va commencer avec une voix douce empreinte de chagrin le récit de la mort du père. Madame Exter est à demi absente et conduit comme un automate. On imagine bien son esprit qui enregistre la voix racontant le drame et son corps qui conduit.
La tortue : Si nous prenions un instantané à ce moment nous pourrions voir un étrange mélange. D’une part l’émotion de l’histoire de la mort de son ex conjoint mêlée à l’émotion d’une mère légitimement inquiète de l’impact des évènements sur son jeune enfant. D’autre part les automatismes de la conduite avec la route qui défile. C’est d’ailleurs à ce moment qu’elle revoit les images de l’autoroute sur laquelle elle est en train de conduire durant tout le récit.
Achille : Fabuleux, non. En fait c’est là que se fait le lien.
La tortue : C’est surtout là que tout le principe de l’EMDR. se révèle. En effet on peut aisément concevoir que sous l’impact du traumatisme du récit, le cerveau a « figé » une image avec une émotion sans qu’il y ait d’autre lien que l’instant, la concomitance des deux. Tant que le trauma ne sera pas traité par le cerveau, toute stimulation visuelle d’une conduite sur autoroute déclenchera l’émotion.
Achille : C’est d’ailleurs exactement ce qui va se passer puisqu’au moment où elle se revoit en train de conduire sur l’autoroute, elle ressent un immense malaise qui la fait fondre en larmes en tremblant de tout son corps.
La tortue : Réaction naturelle et salutaire qu’elle n’a pu se permettre à l’époque. Souvenez-vous son fils est derrière, il faut qu’elle soit forte pour le soutenir, elle ne doit pas montrer sa détresse.
Achille : En quelque sorte, elle s’empêche de réagir. N’est-ce pas la contrainte sociale qui veut qu’on n’exprime pas ou peu ses sentiments. Système réducteur vers un rationnel pur insensible et froid.
La tortue : Vous abordez là la dualité tout à fait particulière de l’humain avec son cerveau rationnel et son cerveau émotionnel, mais ce n’est pas notre sujet aujourd’hui. Encore une fois l’EMDR. n’a pas de sens analytique, il constate et remet la « machine à traiter » en route, c’est là toute sa force.
Achille : Et comment voyez-vous la chose ?
La tortue : Je vous prie par avance de bien vouloir excuser l’aspect un peu technique mais je tâcherais de l’imager plus tard. Essayons de suivre pas à pas. On peut imaginer que le cerveau rationnel de madame Exter va développer une énorme énergie pour momentanément bloquer son cerveau émotionnel. Ce dernier ne pouvant exprimer une forte émotion va l’enkyster quelque part dans l’inconscient, mais comme le rationnel bloque, l’émotionnel ne peut traiter alors il garde le tout « en bloc ».
Achille : Pourriez vous reprendre sous une autre forme, c’est simplement du charabia pour moi.
La tortue : Admettons que la nature soit ainsi faite ; le trouble est la façon archaïque de signaler une potentielle atteinte du principe de vie provoquée par le traumatisme. Que fait la nature face à une telle atteinte du principe de vie ?
Achille : On peut imaginer qu’elle enregistre toutes les données possibles pour pouvoir les analyser afin de mieux se défendre si elle est amenée à rencontrer un évènement similaire une autre fois.
La tortue : Voyons étape par étape. Le corps détecte des données accompagnées d’un trouble qu’il transmet au cerveau, le trouble sert d’alarme et va signifier « important ». Un évènement sans émotion n’aura pas de sens et ne sera pas considéré.
Achille : Quelle relation entre l’émotion et les données de nos sens ?
La tortue : Je dois avouer qu’il y a là matière à forte réflexion qui nous entraînerait fort loin aujourd’hui. Aussi je me bornerais à accepter simplement le fait en attendant plus ample investigation. L’ensemble données-trouble va être enregistré dans le cerveau émotionnel qui sert de data base en quelque sorte. Nous pouvons appeler cela le noyau brut. Ensuite le cerveau émotionnel va se mettre à trier ce noyau avec la « machine à traiter ».
Achille : Comme si on séparait le grain de l’ivraie.
La tortue : Les savants disent qu’on désensibilise l’affect négatif et intègre l’information adaptative.
Achille : En clair ça signifie quoi ?
La tortue : Grossièrement, la « machine à traiter » élimine le trouble (l’émotion) et garde l’information. En effet le trouble ne sert plus à rien puisqu’il a rempli son rôle d’alarme ; question de temps qui passe encore une fois.
Achille : Que devient l’information ?
La tortue : On peut concevoir qu’avec l’aide du cerveau rationnel, le cerveau émotionnel va analyser, décortiquer puis agencer et structurer ses informations en ce que nous appellerons des « leçons ».
Achille : Ce sont elles qui vont venir augmenter le capital survie de chacun.
La tortue : On peut imaginer qu’elles s’intègrent dans les gènes et voilà la nature qui imprime profondément un atout de plus pour le maintien du principe de vie. Mais je m’égare…
Achille : Pour revenir à nos moutons, où intervient l’EMDR. dans tout çà ?
La tortue : Très simple, c’est quand la « machine à traiter » ne s’est pas mise en route.
Achille : Vous voulez dire que parfois ça ne fonctionne pas.
La tortue : Effectivement et ne me demandez pas pourquoi, je n’en suis pas encore là de ma réflexion. Disons que depuis plusieurs décennies on a pu constater que les humains pouvaient développer ce que nous définissons comme un Etat de Stress Post Traumatique.
Achille : C’est bloqué, le noyau brut reste dans l’émotionnel.
La tortue : Lors du trauma, au niveau du noyau brut des connexions neuronales relient l’émotion à l’information, la désensibilisation consiste, avec le temps, à défaire/couper ses liens afin de libérer l’information de l’émotion. En cas de blocage, les connections restent établies : l’émotion est lié à certaines informations.
Achille : Dés que mon cerveau est stimulé par ces informations, l’émotion réapparaît sous sa forme et son intensité initiale, primitive.
La tortue : Contrairement à un ordinateur qui oblige une information écrite exactement et complète, à la virgule près, pour ouvrir un programme, le cerveau se contente d’un bout d’information pour activer l’émotion.
Achille : Autrement dit, pour madame Exter la simple information visuelle d’une autoroute réveille l’émotion bloquée de ce voyage vers le cimetière avec Eric et son fils.
La tortue : Oui, et qui plus est hors du contexte : l’émotion est alors à l’état de sentiment pur sans substrat. Elle n’est alors liée à rien d’autre qu’une autoroute qui défile d’où la sensation que la conduite sur autoroute déclenche un trouble.
Achille : Alors que c’est le trauma de l’histoire de la mort du son ex conjoint qui cause ce trouble.
La tortue : On voit alors clairement que l’EMDR. remet la machine en route, ce qui permet à l’émotion de se déconnecter des informations.
Achille : Il n’y a donc plus de lien entre la vision de l’autoroute et le trouble de l’histoire. Le cerveau peut donc éliminer le trouble et gérer l’information telle « conduire sur autoroute » qui n’est alors aucunement sujet à problème dans des limites écologiques.
La tortue : C’est exactement ce qui c’est passé, La désensibilisation a permis de couper le lien et l’information a pu se libérer.
Achille : Que devient-elle alors ?
La tortue : Bonne question, en effet il pourrait être dangereux de laisser une information primaire hors d’un contexte, d’un sens. D’où la nécessité de la reprogrammer (reprocessing en anglais) en la remettant dans un contexte.
Achille : En fait, on pourrait imaginer qu’on la relie à l’information « Ce n’est pas plus dangereux que ça de rouler sur une autoroute ». « Je peux pleurer tranquillement mon ami disparu et exprimer la tristesse de la séparation d’un être cher » etc… En quelque sorte la vie reprend son cours.
Mais il me reste une question : pourquoi la nature garde une information bloquée, elle pourrait tout simplement l’oublier, l’éliminer purement et simplement.
La tortue : Il semble que la nature soit avertie et n’aime pas le gaspillage. Elle ne saurait jeter de l’information « vitale » (trouble signalant une atteinte du principe de vie) sans s’être donné l’opportunité d’en tirer une leçon, alors elle conserve l’ensemble à l’état brut en escomptant pouvoir le traiter plus tard.
Achille : D’autant qu’on peut imaginer que ce processus n’est pas du domaine du conscient puisqu’il peut se faire durant le sommeil.
La tortue : Ceci s’inscrit dans l’interprétation, je dirais qu’en attendant plus amples informations, on peut laisser cette suggestion comme un axe de réflexion.
La réalité elle, permet aujourd’hui à madame Exter après sa séance d’EMDR. de pouvoir conduire sur l’autoroute sans en être bouleversée et d’avoir pu faire le deuil de son ex conjoint. Elle se sent plus légère, plus sereine.
Voyez-vous mon cher Achille, nous avons beaucoup de chemin à faire, Si Freud a fait la découverte de l’inconscient, on peut imaginer que Francine Shapiro vient d’ouvrir la porte de l’archaïsme. L’humain a voulu imposer la suprématie du néocortex rationnel dont la nature l’a doté. Comme toute nouveauté on tente d’en abuser, mais peut être qu’il devient temps de remettre à sa place ce qui nous vient du fond des âges, l’émotionnel avec son inconscient et son archaïque, l’homme primitif, voire même le loup dans la survie.
FIN
Dr Guy Sautai